Ces photographies sont nées à la suite de mon projet avec Esmeralda.
La réflexion m’a alors menée naturellement
à Vita, ma grand-mère calabraise.
Une femme quittant tout, son pays, sa famille, ses amis, pour des raisons économiques, politiques ou
personnelles...
c’était inscrit dans l’histoire de ma famille.
J’ai alors commencé à photographier Vita.
Sans Vita, décédée en 1983.
Trois mois de face à face, avec pour me guider vers elle un fil ténu : quelques rares photos de famille, 6
assiettes dont le nom de série rappelait son Italie du sud, le parfum des pâtes maison, le souvenir de ses
longs cheveux blancs remontés sur la nuque.
Pas de lettres, elle ne savait ni lire ni écrire.
Des allers-retours entre passé et présent, entre Vita et moi.
La matière du papier imprimé, fragile. Comme une rémanence de la mémoire.
Comme un jeu, un enchevêtrement de la mémoire altérée, ébauches de souvenirs qui se répètent, presque
semblables mais toujours différents.
Vita ne s’occupait qu’à faire la cuisine : Mangiare, mangiare ! Ces mots lancés depuis le bout de table,
dans la pièce qui servait à tout, derrière la cordonnerie : cuisiner, manger, parler, dormir dans l’alcôve. Elle nous regardait manger, c’était ça son
plaisir. Ses yeux alors pétillaient, eux si souvent éteints, en marmonnant je ne sais quoi car je ne
comprenais rien de sa langue.
Elle m’était étrangère, d’une certaine façon. Trop loin.
Souvent terne ou pire, grincheuse, le regard empli du regret de son pays, cette grand-mère ne
m’intéressait pas, contrairement à mon grand-père. C’était lui le héros, point de repère des italiens
de la ville, Salvatore pour la communauté locale, devenu Sylvain avec la nationalité française, et pépé
Sylvain pour l’enfant que j’étais.
J’ai très peu parlé avec Vita, même après l’enfance.
Je la voyais avec les yeux exigeants de la
jeunesse. Et le temps a passé.
Vita était rude, sa vie d’exil l’était aussi.
Même pas un manque, non, un ratage.