Poussières d'images
Sur les
Cristallisations latentes de Sylvaine Achernar



« En l'observant on avait le sentiment qu'une fibre, particulièrement ténue mais pure, de l'immense énergie de l'univers avait été introduite dans ce corps minuscule et fragile. À chacune de ses traversées de la vitre, il me semblait voir vivre un filet de lumière. Il n'était à peu près rien, mais il était la vie ».

Virginia Woolf, La Mort de la phalène



Ce sont d'abord des formes floues, tachetées, aux contours diffus. Des silhouettes et des visages atomisés. Ils semblent lointains, fantomatiques, comme revenus du passé. Les photographies de Sylvaine Achernar sont des spectres. Spectres de lumière venus effleurer une surface transparente et, délicatement, s'y déposer. Spectres de corps absents, images de corps sans corps, mais rendus présents par la magie conjuguée de la photographie et du cinéma.

Les photographies sont réalisées lors de projections cinématographiques. Les images filmiques, d'abord invisibles, se forment dans le corps et le secret de la machine. La lumière de la lanterne les anime et les propulse de l'intérieur vers l'extérieur. Observées depuis le poste du projectionniste, elles apparaissent soudain sur la vitre de la cabine, passent à travers elle puis traversent la salle avant de rejoindre l'écran de cinéma. Ce qui a fasciné la photographe, c'est la nature de l'image qui se forme au contact de la vitre. C'est une petite image, précieuse, extrêmement concentrée, condensée, qui est comme ramassée sur elle-même avant de prendre son envol et se déployer dans l'espace de la salle et enfin sur l'écran blanc. C'est une image d'une extrême fugacité, qui apparaît dans une fraction de seconde avant de disparaître. C'est une image à la fois fixe et tendue vers le mouvement. Elle se prolonge dans celles qui la précèdent et se dissout dans celles qui lui succèdent. Entre présence et absence, entre ce qui est passé et ce qui va advenir, elle se fond, se noie dans le flux général du film, dans son énergie et dans son rythme.

Ce que nous voyons, ce sont des myriades de photons traversant le verre, légers, voletant, suspendus dans l'espace. Ils sont semblables aux phalènes, ces papillons de nuit luisants surgissant de l'obscurité, attirés et révélés par la lumière. Fragiles, éphémères, ils sont en un instant saisis, capturés, épinglés par le procédé photographique. Le dispositif choisi pour présenter les images reconstitue et transmet l'expérience visuelle initiale de la photographe. Le recours au tirage sur un support transparent restitue la nature même de l'image aperçue sur la vitre de la cabine. Le choix de son format reprend ses dimensions. Grâce au rétroéclairage des photographies, la lumière traverse à nouveau la surface transparente du verre et redonne forme au miracle de la projection. Nous voyons donc l'image telle que l'artiste l'a vue, et telle que nous ne la connaissons pas. Nous accédons à une image non faite pour être vue et qui pourtant existe. Une image latente, cachée dans le flot du film, qui paradoxalement n'apparaîtrait que si le défilement s'interrompait. Une image camouflée dans la succession des photogrammes comme la phalène dans son environnement. Une image passant tout à coup de l'ombre à la lumière par la photographie, saisie au moment même de son apparition et de sa disparition. Tout semble se passer comme pour le papillon nocturne, que la lumière de la lampe aimante, brûle et réduit en poussière en même temps. Sa mise en lumière coïncide avec sa mise à mort. Cet ensemble de photographies ressemble aux cadres d'entomologie présentés dans les muséums d'histoire naturelle, dans lesquels on peut contempler différentes espèces de papillons aux mille couleurs fixés à jamais. Sylvaine Achernar procède comme l'entomologiste : elle retient et conserve, par la photographie, l'éclat des photons et des images en voie d'extinction, pour les offrir à notre vue.

De ces nuées de papillons naissent des formes. Leurs ailes irisées se rassemblent et dessinent des silhouettes, des visages. Dans la multitude de ces points lumineux, certains semblent encore trembler, vibrer et porter la trace de leur déplacement. Certains brillent davantage. Regarder ces images, c'est comme observer le ciel : on a parfois l'impression d'y voir des étoiles filantes, des géantes rouges ou bleues et des constellations. C'est ainsi que ces corps, lointainement formés de poussière d'étoiles, viennent à en prendre l'apparence. La photographie, parce qu'elle est elle-même écriture de lumière, a donc la capacité inouïe de donner forme à cette réalité invisible et de matérialiser cette idée abstraite. Ce d'autant plus qu'à bien y regarder, on s'aperçoit qu'à ces particules brillantes qui composent les profils ou les faces des êtres filmés, s'ajoutent d'autres petits grains de poussière. En suspension dans le faisceau lumineux du projecteur ou bien collés à la vitre, ils jouent un rôle essentiel dans la formation de l'image photographique. Ils lui donnent de l'épaisseur et de la matière. Comme ces rayures et autres tracés blancs, résidus de nettoyage présents à la surface du verre et qui se retrouvent parfois d'une photographie à l'autre, ils se superposent à l'image projetée et contribuent à l'étrangeté ou à la déformation des corps.

Dans toute cette série, il n'est question que de perception : Que voyons-nous ? Comment voyons- nous ? Comment les images photographiques et cinématographiques se forment-elles ? Comment nous parviennent-elles ? Dans sa série Diaframma 11, 1/125, luce naturale [Diaphragme 11, 1/125e, lumière naturelle], réalisée entre 1970 et 1979, dont le titre se réfère à l'ouverture du diaphragme et à la vitesse d'obturation, données essentielles de l'opération photographique, le photographe italien Luigi Ghirri donnait à voir combien toute perception visuelle passe toujours à travers une succession de filtres. Avec ou sans machine, la lumière traverse tout un ensemble de surfaces transparentes comme autant d'épreuves avant de s'imprimer sur notre rétine. Comme la vitre du hublot de la cabine de projection, chacune d'entre elles peut comporter des imperfections : la cornée, le verre de contact ou de lunettes, la lentille et l'objectif de l'appareil photographique ou de la caméra, la vitre de l'écran du téléphone ou de l'ordinateur... Notre vision en est alors nécessairement modifiée, altérée. Seulement, notre œil est si habitué à rectifier sans cesse tous ces défauts que nous ne les percevons pas toujours. Luigi Ghirri photographiait donc des personnes vues à travers des vitres ou en position de spectateurs, en train de regarder. Ce qui est intéressant dans ces Cristallisations latentes, c'est justement que la photographie révèle ces anomalies et met sous nos yeux ces irrégularités et ces distorsions. Ces images sont des planches de dissections de l'acte de voir. L'œil halluciné et spectral de la dernière photographie de la série nous transmet le témoin, à nous spectateurs, en nous renvoyant à notre propre regard. Que voyons-nous ?

Qu'on se situe au fond de l'œil, dans l'obscurité de la chambre noire ou dans celle du projecteur, tout se passe comme si nous assistions à la formation même de l'image, en même temps qu'à sa propre désagrégation. Tête sans yeux, ni nez, ni bouche ; paupières à la fois ouvertes et fermées ; membres déformés par le mouvement : ce sont des images de l'entre deux. Ni photogrammes, ni images projetées, à la fois nettes et floues, immobiles et en mouvement, ces Cristallisations latentes se situent dans l'interstice entre la photographie et le cinéma, dans l'écart entre le visible et l'invisible.


Ève Lepaon
Historienne de l'art et de la photographie
mars 2024